S’il est un opérateur dans le secteur automobile tunisien qui enregistre un élargissement très perceptible de son porte-feuille de marques, c’est bien le groupe de la famille Ben Jemâa. Cantonné plusieurs décennies durant à la seule représentation de BMW, l’avènement de la révolution post-2011 lui a permis de se défaire des réseaux d’influence économico-politiques qui l’empêchaient jusqu’alors de croître. Depuis, le groupe a réussi à rajouter dans son escarcelle Ford et, depuis peu, Volvo. Une taille critique qui lui permet de concevoir l’avenir de manière plus rationnelle avec une vision vers l’Afrique et, pourquoi pas, la Bourse.

Qu’est-ce qui, au départ, a motivé votre décision de soumissionner pour la reprise des activités de Volvo sur le marché ?

Dès que nous avions appris que la carte Volvo était libre, il était clair que cela correspondait à ce que nous savions faire depuis plus de 50 ans ; d’abord, parce que ce n’est pas une marque de grands volumes et, ensuite, parce que Volvo évolue vers le premium. C’est d’ailleurs ce qui a plaidé en notre faveur pour que Volvo nous choisisse comme importateurs.

En second lieu, il fallait que l’on entame notre développement. Celui-ci n’avait pas pu se faire au cours des 25 ou 30 dernières années pour des raisons essentiellement politiques puisque, sous l’ancien régime, certains pouvaient se développer et d’autres pas.

Nous étions malheureusement dans la case de ceux qui ne devaient pas se développer et heureusement encore que nous avons pu nous maintenir et préserver la carte que nous avions (BMW ndlr) malgré des quotas au compte-goutte et une volonté claire de nous étouffer.

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« La carte Volvo était pour nous du sur-mesure et à notre portée, aussi bien en termes de possibilités financières qu’en termes de savoir-faire ».

Comment expliquer cette longue période qu’il a fallu pour la reprise des activités ? Est-ce si compliqué pour lancer (ou relancer) une marque automobile sur le marché ?

Il faut savoir que nous avons entamé les premières discussions avec Volvo aux environs de 2016. Les premiers échanges et lettres d’intention tournaient autour de cette période. Et il a fallu au moins 3 ans pour nous accorder le renouvellement de l’agrément dans le cadre de la continuité de la marque Volvo, présente en Tunisie depuis plus de 30 ans. Le gouvernement Youssef Chahed nous a freinés et n’a jamais voulu nous donner ce qui était –finalement- un transfert d’agrément et non pas l’introduction d’une nouvelle marque.

Le ministre venu ensuite, sous le gouvernement Fakhfakh en 2020, consultant notre dossier, a estimé tout à fait normal de nous accorder le renouvellement d’agrément de l’ancien importateur et cela a été le coup d’accélérateur. Ensuite, il nous a fallu à peu près deux ans pour être prêts au démarrage. Donc, il a fallu presque 7 ans pour pouvoir obtenir toutes les autorisations nécessaires sans désespérer et se battre durant toute cette période.

Nous sommes à la recherche d’autres opportunités de développement, idéalement dans l’automobile. »

Aujourd’hui, nous sommes heureux parce que nous constatons que nous avons fait le bon choix. Heureusement que nous avons continué à y croire et que nous avons été persévérants parce que durant ce laps de temps, Volvo ne nous croyait plus. Nous avions perdu notre crédibilité et parfois même celle de l’Etat tunisien. Il a fallu les convaincre et les faire patienter en leur expliquant certaines démarches qui étaient difficilement explicables à des gens en dehors de la Tunisie.

Inauguration officielle du nouveau Showroom Volvo en Tunisie en présence de l’ambassadeur de Suède.


Six mois environ après le début de la commercialisation de la marque Volvo sur le marché, quelles sont vos premières conclusions ?

Nous avons bien démarré sur des bases solides avec un produit très bon sur tous les plans : technique, fiabilité, sécurité, design. La marque, dans le monde, est entrée dans le cercle des premiums. Nous avons commencé avec tout ce que Volvo souhaitait pour être à la pointe et nous voyons un certain engouement des Tunisiens pour ce produit.

C’est une catégorie de clients qui veut se différencier, qui connaît la valeur et la notoriété de la marque en termes de fiabilité et de sécurité. Petit à petit, Volvo est en train de prendre sa place sur le marché et c’est tout l’objectif.

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Estimez-vous que le quota qui vous a été alloué est suffisant pour une bonne implantation sur le marché ?

Pour l’instant, il suffit. Comme tout nouvel entrant, nous disposons de 400 unités par an. Vu la conjoncture économique actuellement dans le monde et en Tunisie, nous ne pensons pas pouvoir dépasser ce volume.

La carte Volvo était pour nous du sur-mesure et à notre portée, aussi bien en termes de possibilités financières qu’en termes de savoir-faire.

Mais ce volume est-il suffisant pour assurer la rentabilité du projet ?

La rentabilité ne se calcule pas sur un an ou deux et se calcule en général sur 5, 6 ou 7 ans. Nous espérons qu’avec le temps, la conjoncture va permettre à ce que le marché et le pays redémarrent ; ce qui entraînera une reprise de la demande qui permettrait de faire de meilleurs volumes pour rentabiliser l’investissement.

Mais effectivement, actuellement, si l’on arrive à équilibrer nos comptes, c’est déjà pas mal.

S’agissant maintenant de la première marque totalement hybride en Tunisie, peut-on dire que vous voulez aussi contribuer à « éduquer » le marché ?

Il faut comprendre que nous avons pris un risque assez important parce que nous savions dès le départ et avant même d’entamer les premiers investissements que Volvo allait être le premier constructeur à abandonner les moteurs thermiques et on parlait à l’époque de 2030 et non pas 2035.

C’était donc pour nous une problématique que de se retrouver avec un constructeur qui ne ferait que de l’électrique. Volvo a ensuite temporisé et fait de l’hybride et de l’électrique. Pour un pays qui n’est pas tout à fait prêt pour l’électrique et pour l’hybride, c’était un grand risque.

Nous nous sommes dits que nous allons faire le pari d’y aller quelque soit le cas. Nous avons foncé et heureusement parce qu’entre temps, nous commençons à constater un engouement des Tunisiens pour l’hybride et l’électrique.

Plus pour l’hybride, parce que nous n’avons pas encore l’infrastructure nécessaire pour être tout à fait rassuré avec l’électrique, mais je pense qu’il y a des signaux forts. Déjà avec la défiscalisation des véhicules hybrides et électriques, l’Etat a fait un pas important.

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« On peut tout dire de la Tunisie mais in fine, on rattrape vite nos retards technologiques. »


Mais ce pas est-il suffisant pour accompagner le basculement qui se prépare à l’international ?

Suffisant en termes de défiscalisation. Peut-être que l’Etat n’a pas encore fait le pas d’encourager ou de trouver le moyen de développer l’infrastructure rapidement mais c’est une autre problématique que l’on peut comprendre vu les vieux textes en vigueur.

Il y a toute une législation à mettre en place, mais rapidement parce que nous n’avons pas le choix étant donné qu’un jour ou l’autre, l’infrastructure va exister. Et de toutes les manières, aujourd’hui, la technologie hybride et électrique est là pour 30/40 ans à mon avis. Même si l’on n’y croit pas trop et qu’il y a des remises en cause, c’est une technologie tampon. Il y aura peut-être d’autres découvertes, mais c’est un horizon plus éloigné.

Vu les investissements colossaux qui ont été faits au niveau mondial, je ne pense pas que les constructeurs automobiles feront marche arrière. C’est donc une problématique qui nous dépasse et où nous ne faisons que suivre le train même si sa direction est sujette à débat. Je ne crois pas à la disparition totale ni du thermique, ni de l’hybride, ni de l’électrique. Ce sera des technologies complémentaires.

L’introduction en bourse est une nécessité pour le groupe ; à notre rythme, nous déciderons du moment idéal.

Concrètement, que préconisez-vous pour le marché dans ce sens et qu’attendez-vous de l’administration ?

Il y a deux solutions pour répondre aux besoins de recharge des véhicules hybrides et électriques : soit c’est la STEG qui prend en charge le dossier et développe elle-même l’infrastructure (ce qui n’est pas à mon avis sa priorité N°1 au vu des investissements qui l’attendent en tant qu’opérateur national pour sécuriser le pays en termes d’énergie), soit cela passe par une refonte de la législation tunisienne pour permettre à tout un chacun de pouvoir produire et vendre de l’électricité via la STEG.

Si nous n’optons pas pour ces réformes, nous assisterons à des contournements de la loi ou bien à un réel frein quant au développement de l’hybride et l’électrique.

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« L’association avec le groupe Caetano est venue naturellement puisqu’il qu’il s’intéressait au marché tunisien et aussi pour des raisons financières parce que nous n’avions pas les moyens d’acquérir 100% du capital d’Alpha Ford. »


En 2021, au niveau du groupe, vous avez également racheté la société qui possède la carte Ford avec un partenaire étranger.

Volvo est venu après le rachat de 50% de Ford il y a un an et demi. C’est une marque qui rejoint en partie le groupe puisque nous avons un partenaire portugais qui détient une partie du capital. La reprise de Ford est une autre histoire : c’est une opportunité qui s’est présentée quand Al Karama Holding, pour le compte de l’Etat, a voulu céder une des sociétés confisquées à la famille Ben Ali.

Nous avons regardé le dossier et vu qu’il y avait des synergies et des complémentarités. Pour nous, c’est un moyen de commencer prudemment à mettre un pied dans les marques grand marché et grands volumes. D’où notre souhait de nous associer à des partenaires qui maîtrisent la grande distribution automobile.

Qu’est-ce que ce partenaire vous apporte en plus des fonds ? Un know-how ?

Il nous apporte une certaine forme d’expertise complémentaire. Nous avons notre know-how, mais lui a celui de la gestion des grands volumes des marques généralistes. C’est une multinationale qui apporte, à notre entreprise jusque-là familiale, une expertise en termes de mode de gouvernance.

Il nous ouvre également des horizons vers l’Afrique puisqu’il y est très présent. C’est aussi un groupe industriel qui fait du montage et produit des bus et qui est en train d’observer ce qui peut être fait à partir de la plate-forme Tunisie et il nous apporte également son expertise à ce niveau.

Le quota attribué lors de la reprise de Ford est-il satisfaisant et suffisant ?

Quand nous avons repris la carte, elle peinait à faire 500/600 véhicules par an, l’entreprise ayant subi le choc de la confiscation et bridée par une gestion très prudentielle. Là, nous allons probablement dépasser les 1000 voitures en un an et demi de gestion.

Quand Al Karama Holding nous a vendu la société, elle nous a garanti un volume minimal et pour l’instant, nous ne l’avons pas utilisé dans la mesure où la cession est intervenue dans un contexte où les ventes étaient en chute libre sur tout le marché tunisien et j’espère que dès que cela se règlera, nous récupérerons les volumes dus à Ford. Les volumes habituels de Ford en Tunisie avoisinaient les 4 000 voitures chaque année.

Par exemple, la Ford Fiesta a longuement été une référence sur le marché et leader de son segment. Cependant, la crise des semi-conducteurs, les restrictions aux motorisations Euro 6 et la non-disponibilités des modèles ont fait que nous avons subi un bouleversement de la gamme et une interruption de certains modèles clés. Très prochainement, les modèles phares de la marque vont revenir et Ford regagnera le rang qu’elle mérite en termes de volume.


Pour la marque BMW que vous représentez à travers la société BJM depuis presque 6 décennies, comment les choses se passent-elles ?

Une entreprise, c’est comme un être humain. On passe par différentes étapes et dans chaque cycle de vie, il y a du bon et du moins bon. Heureusement que les fondamentaux sont bons et sans prétention, je me permets de dire que c’est une institution et qui peut même être associée à l’histoire du pays : les milliers de salariés qu’elle a employés, les clients qu’elle a eus… Les gens ne le savent pas mais la première voiture de Bourguiba, avant même qu’il ne soit président de la République, était une BMW ; Wassila en avait une également ; Ben Ali était un amoureux de la marque ; elle est présente même dans notre sécurité quotidienne à travers ses véhicules de police…

Aujourd’hui, nous sommes une entreprise saine, solide sur le plan humain, financier, procédural et qui, en tant que société mère du groupe, a envie de rattraper le temps perdu des 30 dernières années. Depuis les années 80 jusqu’à la Révolution, nous sommes passés par des périodes très difficiles. La période 80 (gouvernement Mzali), c’était celle des restrictions et de l’arrêt total de l’importation des véhicules, ce qui a fait que nous ne vivions que de l’après-vente ou presque. La même chose sous Ben Ali jusqu’à 2003 où il y a eu une baisse des droits de douane et où l’on a commencé à respirer.

Mais toujours est-il que dans son entourage, on voulait de cette marque là et nous étions étouffés, ce qui nous a empêchés de nous développer et aller plus loin. Etant issus d’une vieille famille djerbienne de commerçants et d’industriels, notre credo n’étant pas le gain de l’argent mais construire, bâtir, se développer. Donc au cours de la période indiquée, nous n’avons pas pu nous développer dans l’automobile et autour.

Aujourd’hui, le terrain est favorable pour qu’on puisse rattraper le temps perdu, investir dans le pays et concourir à développer d’autres activités. Idéalement dans et autour de l’automobile et la mobilité car c’est ce que nous savons faire de mieux. Aujourd’hui, nous sommes à la recherche d’opportunités et de développement. Nous n’avons pas la folie des grandeurs parce que -nous l’avons vu dans l’histoire récente et moins récente- comment certains ont fini à cause d’un développement trop accéléré et insuffisamment maîtrisé.

Pas de frénésie de développement, nous sommes dans une logique sereine où l’on avance en étant sûrs d’en avoir les moyens. Je le dis de manière très sincère : nous n’avons jamais désespéré de la Tunisie et avons toujours cru et investi dans ce pays par patriotisme et conviction.

N’êtes-vous pas en quête d’une taille critique pour une entrée future en Bourse ?

L’entrée en Bourse est envisagée, c’est certain. Ce n’est pas un choix, mais une obligation à terme. D’abord pour lever des fonds. Ensuite pour aller vers une gouvernance moins familiale et plus structurelle. Et aussi pour permettre, demain, avec la 4e génération familiale, d’assurer une passation saine et transparente.

Mais cela ne se fera que le jour où la conjoncture économique nous permettra d’être en Bourse. L’introduction en bourse est une nécessité pour le groupe ; à notre rythme, nous déciderons du moment idéal. Personnellement, le jour où je devrais céder les rennes de l’entreprise, il faut qu’elle puisse tourner de manière sereine et durable.