La clé du succès de l’électromobilité en Tunisie ne réside pas uniquement dans les véhicules ou l’infrastructure, mais aussi dans la formation et la mise à niveau de tous les acteurs : mécaniciens, experts, assureurs et institutions. Samir Touil délivre dans cet entretien sa vision de la mobilité électrique en Tunisie et propose son approche pour une transition plus rapide.
Quels sont les principaux challenges face au développement de la mobilité électrique dans le monde d’une manière générale et en Tunisie en particulier ?
À l’échelle mondiale, le plus grand défi de la mobilité électrique reste l’approvisionnement en matière première pour les batteries et les moteurs électriques. Ces ressources sont réparties de manière inégale. La production des batteries complexes est fortement concentrée en Chine en comparaison avec le moteur thermique où le savoir-faire est surtout concentré en Europe et aux États-Unis.
La situation géopolitique et les droits de douane récemment introduits compliquent encore plus la donne poussant désormais chaque région à favoriser la production locale. A titre d’exemple, une voiture fabriquée aux États-Unis devrait être équipée d’une batterie produite localement, avec des cellules et une expertise locales. Dans cette optique, les accords commerciaux entre les États-Unis, l’Europe et la Chine sont décisifs pour l’avenir de l’électromobilité. Quant à la Tunisie, elle pourra profiter des accords commerciaux paraphés avec ces trois zones pour renforcer son rôle dans la chaîne de valeur de la mobilité électrique.
En réalité, il y a des défis et des opportunités pour la Tunisie qui est un acteur majeur dans la fabrication de faisceaux électriques et de composants automobiles, d’autant plus que plusieurs entreprises tunisiennes ont entamé leur transformation vers l’électrique et travaillent sur de nouveaux projets au profit de constructeurs automobiles mondiaux.
Mais le défi essentiel demeure l’infrastructure de recharge. Pour les utilisateurs, la durée et la disponibilité de la recharge sont décisives afin d’opter pour la mobilité électrique. En Allemagne, par exemple, la stratégie privilégie la recharge à domicile et sur le lieu de travail. L’autre frein demeure le prix élevé des véhicules électriques malgré les avancées enregistrées. Certaines marques chinoises commencent, par exemple, à proposer des modèles plus accessibles. A cet égard, les mesures fiscales et législatives sont déterminantes dans cette équation.
En Europe, les subventions ont donné un élan considérable aux ventes des véhicules électriques. Pour cette raison, la Tunisie devra suivre la même logique et renforcer les étapes déjà franchies comme les droits de douane qui sont passés de 30 % à 0 % pour les véhicules 100 % électriques et la TVA qui est passée de 19 % à 7 %, les vignettes réduites de 50 % et la taxe sur la carte grise qui a été diminuée de moitié.
La réparation d’un véhicule électrique coûte plus cher de 20 à 40 % par rapport à un véhicule thermique.
À cela s’ajoute la révision des chevaux fiscaux, qui allège beaucoup la charge fiscale des véhicules électriques. Par exemple, un Hyundai Kona EV est passé de 11 CV fiscaux à seulement 3, tandis que le Kia EV6 est passé de 9 CV à 3. Cette réforme profite particulièrement aux entreprises, car l’enregistrement et les coûts deviennent plus accessibles et fiscalement déductibles. Toutes ces mesures vont dans la bonne direction. Mais il faudra aller encore plus loin dans la nouvelle stratégie nationale de l’électromobilité.
Comment cela pourrait-il être possible ?
L’État doit montrer l’exemple en commençant par moderniser son propre parc automobile, notamment les flottes au niveau des ministères et des institutions publiques. Opter pour des flottes électriques va envoyer un signal fort au marché. Cela a été le cas au Maroc où l’État a investi dès le début pour électrifier le parc automobile public.
Cette décision a permis de lancer concrètement le marché local de l’électrique et de montrer la voie aux citoyens et aux entreprises. La Tunisie devrait s’inspirer de cet exemple.
La Tunisie aurait pu, à titre d’exemple, importer dernièrement des bus électriques au lieu des bus thermiques pour moderniser la flotte du transport collectif, dans le but de lancer la mobilité durable dans les villes, surtout que les véhicules électriques nécessitent beaucoup moins d’entretien par rapport aux véhicules thermiques, ce qui représente un avantage économique important pour l’Etat. De plus, la Tunisie dispose d’un énorme potentiel solaire. En associant électromobilité et les énergies renouvelables, cela va permettre de réduire la dépendance énergétique de l’Etat et de valoriser ses ressources locales.
La stratégie prônée va-t-elle permettre une réduction des émissions de CO₂, à la fois dans l’industrie et sur les routes selon vous ?
La mobilité électrique doit jouer un rôle central, non seulement pour moderniser le secteur automobile, mais également en tant que partie intégrante d’une stratégie de décarbonisation nationale.
La nouvelle stratégie nationale, dont l’appel d’offres a déjà été lancé et qui devrait démarrer prochainement, prévoit justement des mesures à court, à moyen et à long-termes. Elle va offrir plusieurs solutions concrètes qui auront un impact positif sur l’économie, sur la consommation d’énergie et sur l’environnement.
Un autre élément important est le cahier des charges pour l’exploitation des bornes de recharge, qui a été déjà préparé. Ce cadre réglementaire va faciliter la généralisation et l’interconnexion des bornes publiques, pas seulement dans les stations-service ou les hôtels, mais aussi dans les centres villes. Aujourd’hui, environ 80 % des bornes se trouvent sur la côte, tandis que les villes de l’intérieur du pays restent encore peu équipées. Ce cahier des charges va permettre de préciser les règles de tarification, de gestion et les conditions techniques pour exploiter ces bornes. C’est une étape essentielle pour structurer l’écosystème et encourager les investisseurs privés à participer à leur déploiement.
Il est essentiel de mettre en place des programmes de formation et de requalification afin que les mécaniciens deviennent de véritables mécatroniciens.
En résumé, la législation actuelle constitue une bonne base pour le déploiement de la mobilité électrique, mais le véritable défi est de transformer cette dynamique en un projet national global, centré sur la réduction du CO2, l’exploitation du solaire et la création d’un réseau national de recharge, accessible et réparti sur tout le territoire.
Pour les industriels du secteur automobile, l’électromobilité est-elle selon vous devenue un levier prioritaire ?
Se positionner en amont de la mobilité électrique, au niveau industriel, est une opportunité stratégique pour la Tunisie. Notre pays a déjà une place importante dans l’industrie automobile mondiale. Avec la transition vers l’électrique, cette expertise devient encore plus précieuse.
Mais il ne faudra pas se contenter de tout ce qui est matériel. Les véhicules électriques modernes sont aujourd’hui fortement digitalisés et connectés, avec de nombreux calculateurs et logiciels embarqués. La Tunisie dispose d’un atout majeur à ce niveau étant donné que plusieurs nouvelles entreprises se sont implantées dans le pays grâce à l’électromobilité, notamment dans le domaine du développement des logiciels et de l’ingénierie électronique.
La Tunisie dispose d’universités reconnues et d’une formation solide en la matière permettant de développer des solutions innovantes ayant inspiré plusieurs constructeurs européens. Certains d’entre eux ont même choisi d’installer des campus en Tunisie pour profiter de ces compétences locales.
C’est un véritable modèle Win-Win pouvant aider la Tunisie à renforcer son industrie et son savoir-faire, et les OEMs (fabricants d’équipements d’origine) européens à bénéficier d’un écosystème compétitif et innovant.
En renforçant à la fois la chaîne de valeur industrielle (câblage, composants, batteries, etc.) et la chaîne digitale (logiciels, systèmes de contrôle, connectivité), la Tunisie pourra jouer un rôle clé dans l’essor de l’électromobilité, tout en créant des emplois qualifiés et en accélérant la transition locale.
Quel rôle participatif dans cette évolution les concessionnaires automobiles doivent-ils jouer selon vous ?
Les concessionnaires ont aujourd’hui un rôle beaucoup plus large que la simple diversification de l’offre. Pour accélérer l’électromobilité, ils doivent devenir de véritables acteurs en matière de sensibilisation et d’accompagnement.
En réalité, plusieurs concessionnaires ne se contentent plus de vendre des voitures électriques mais également de proposer des bornes de recharge domestiques vendues avec le véhicule et installées chez le client. C’est une étape essentielle, car elle permet de lever l’une des principales inquiétudes chez l’utilisateur de l’électrique, celle en relation avec la recharge.
L’État doit montrer l’exemple en commençant par moderniser son propre parc automobile, notamment les flottes au niveau des ministères.
À l’avenir, ils pourraient aller encore plus loin en intégrant les énergies renouvelables dans leurs offres et leurs solutions, particulièrement le solaire. Associer la voiture électrique à une recharge alimentée par l’énergie solaire permettrait non seulement de réduire les coûts pour les clients, mais aussi de promouvoir une mobilité véritablement propre et durable, adaptée aux atouts de la Tunisie.
En outre, les concessionnaires ont un autre rôle crucial à jouer dans l’après-vente, en préparant des ateliers adaptés aux véhicules électriques avec des techniciens formés, ainsi que dans la facilitation de l’accès à ces technologies. Il s’agirait, par exemple, des offres de leasing ou de financement attractifs, surtout au profit des entreprises.
Comment l’IA pourrait-t-elle être au service de la mobilité électrique ?
L’intelligence artificielle joue aujourd’hui surtout un rôle de support dans la mobilité électrique : nous la retrouvons dans des applications qui connectent les bornes de recharge, optimisent les trajets et aident à mieux gérer l’énergie. À l’avenir, elle pourra aussi servir à la maintenance prédictive des batteries et à l’intégration des énergies renouvelables dans les réseaux.
Pour la Tunisie, c’est surtout une opportunité pour les jeunes ingénieurs et développeurs, car la mobilité électrique a besoin de beaucoup de programmation et de solutions logicielles. Il s’agit d’un nouveau champ d’innovation et d’emploi pour la jeunesse.
Le développement de la mobilité électrique va toucher et bouleverser plusieurs autres domaines dont l’assurance auto. Qu’est-ce qui va changer pour les assureurs et les assurés ?
En réalité, pour les assurances et les assurés, il n’y a pas de changements fondamentaux. Une voiture électrique reste un véhicule homologué comme un véhicule thermique, et il n’y a pas de risques techniques supplémentaires spécifiques, par exemple en matière d’incendie.
La différence majeure apparaît surtout en cas d’accident où des contrôles supplémentaires sont nécessaires sur la batterie. Ceci rend la réparation plus complexe et plus coûteuse. En cas d’accident grave, le remplacement complet de la batterie peut s’avérer nécessaire, ce qui représente une dépense considérable.
En général, nous estimons que la réparation d’un véhicule électrique coûte plus cher de 20 à 40 % par rapport à un véhicule thermique, notamment à cause des équipements spécifiques et de la qualification requise pour les techniciens. Pour les assurances, cela signifie qu’il faudra investir dans la formation des gestionnaires de sinistres et des experts automobiles.
En résumé, les règles de base de l’assurance ne changent pas, mais l’électromobilité demande plus de compétences techniques et une meilleure compréhension des spécificités liées aux batteries et aux réparations.
L’électromobilité va transformer non seulement le marché automobile mais aussi le secteur de la réparation. Les concessionnaires disposent déjà du savoir-faire grâce à leurs liens avec les constructeurs, mais les petits ateliers indépendants risquent d’être en difficulté. Quelles solutions, notamment en matière de formation et de mise à niveau, faudra-t-il mettre en place pour que ces ateliers puissent s’adapter et survivre à cette transition ?
Avec l’électromobilité, il y aura une véritable révolution dans le domaine de la réparation automobile. Les concessionnaires et représentants officiels des constructeurs disposent déjà du savoir-faire requis, leurs techniciens sont formés à l’étranger et ils peuvent assurer l’entretien de ces véhicules.
Le vrai défi concerne les petits ateliers indépendants qui devront aussi s’adapter pour survivre. Pour cela, il est essentiel de mettre en place des programmes de formation et de requalification afin que les mécaniciens deviennent de véritables mécatroniciens, avec des compétences solides en électronique et en haute tension étant donné qu’une batterie de 400 à 1.000 volts représente un danger mortel en cas de mauvaise manipulation.
Les centres de formation doivent donc jouer un rôle essentiel pour accompagner cette transition. Au bureau d’expertise Touil – CETAMI, nous contribuons déjà à ce processus à travers de nombreuses formations et séminaires de sensibilisation pour les assureurs, les experts, mais aussi pour les ateliers indépendants. De plus, nous avons mis en place une coopération avec la société COTEDO à Munich afin d’accompagner aussi bien les grandes que les petites entreprises ou garages de réparation dans leur adaptation à l’électromobilité, et de les aider à se transformer selon les normes internationales actuelles.