L’approvisionnement en carburant constitue un véritable casse-tête quotidien pour les stations-service qui sont de plus en plus confrontées à des difficultés parfois insurmontables car liées aux capacités financières de l’Etat. Mais en dépit de ce dossier brûlant, elles souffrent d’autres difficultés structurelles et conjoncturelles menaçant leur existence même. Mohamed Sadok El Bedioui, président de la Chambre syndicale nationale des gérants et des propriétaires des stations-service, parle dans cette interview de ces problèmes auxquels sont confrontées les stations-services et de l’avenir de la profession.

Comment gérez-vous les perturbations d’approvisionnement que l’on constate périodiquement pour multiples raisons ?

Tous les gérants de stations-service essaient à l’heure actuelle d’augmenter leur stock dans la mesure du possible et selon leurs capacités financières et celles de leurs citernes. En réalité, il y a ceux qui jouissent de capacités financières assez importantes et peuvent se permettent, par conséquent, d’avoir une autonomie allant jusqu’à 3 ou 4 jours maximum, mais il y a également ceux dont la situation financière ne le permet pas. Quoi qu’il en soit, le ravitaillement en carburant demeure tributaire de la disponibilité du stock chez les sociétés de distribution de produits pétroliers qui, elles-mêmes, n’ont pas, parfois, la main sur la disponibilité des carburants. En l’absence donc de stocks, la station-service ne pourra rien faire. Cette situation affecte notamment la vente de carburants aux particuliers. Je rappelle également que le ravitaillement s’opère à partir du dépôt de la Goulette où la livraison est assurée généralement à 8h ou à 9h du matin, mais aussi des dépôts de Skhira, Zarzis ou de Bizerte où nous enregistrons des retards de livraison causant, par moments, une rupture de stock.

Il n’y a eu aucune action rigoureuse pour empêcher la contrebande de carburant 

Ces perturbations et les retards de livraison ont-ils affecté votre chiffre d’affaires ?

Cela entraîne, à l’évidence, un important manque à gagner. Si le produit n’est pas disponible dans l’une des stations, le client s’oriente vers une autre pour se ravitailler. Ceci constitue un manque à gagner pour la première station-service. Les perturbations au niveau de l’approvisionnement en gasoil sans soufre pendant 3 ans affectent à coup sûr aussi notre activité et notre chiffre d’affaires. À titre indicatif, nous avons enregistré une récession de 10% en termes de chiffres d’affaires des stations-services en 2022 pour les ventes de gasoil ordinaire. La récession économique et les perturbations de livraison affectent d’une manière négative la situation des stations-services.


J’ajoute que durant les dernières années, les prix des produits pétroliers à la pompe ont augmenté considérablement, poussant les gérants à injecter de nouveaux fonds dans le but de combler le gap qui s’est créé au niveau de l’achat des produits pétroliers. Cette situation a impacté d’une manière indirecte les marges des stations qui se sont trouvées contraintes d’aller négocier de nouveaux crédits ou de facilités de caisse avec les banques. Une négociation très difficile à mener étant donné le risque financier que représentent ces emprunts.

Nous subissons les conséquences des négociations, des préavis de grève et même des grèves.

Au niveau des charges d’exploitation, nous avons eu en 2022, 2023 et jusqu’à 2024 des augmentations salariales ayant réduit nos marges bénéficiaires, sachant que pour les produits administrés, l’Etat est censé prendre en charge ces augmentations. Malgré les promesses du ministre de l’Industrie, rien n’a été fait. Le gérant de la station ne peut pas, par ailleurs, intervenir sur sa marge bénéficiaire vu l’existence d’une structure de prix qui définit tous les paliers pour les transporteurs, les distributeurs et les stations-services.

Quelle relation entretenez-vous avec les transporteurs ?

Nous n’avons pas affaire avec les transporteurs. Ce sont les distributeurs de produits pétroliers qui ont choisi de sous-traiter le transport du carburant, jugeant préférable de confier cette activité aux professionnels. Malgré cela, nous subissons les conséquences des négociations, des préavis de grève et même des grèves.   

Certaines stations-services sont parfois pointées du doigt à cause d’une mauvaise qualité de leurs produits ? Comment expliquez-vous ce fléau ? Et quelles mesures pour lutter contre les pratiques frauduleuses ?

Chaque gérant est tout d’abord responsable de la qualité des produits commercialisés dans sa station. Une mauvaise qualité veut dire que le carburant est réfracté ou mélangé. Et ce sont des pratiques quasiment frauduleuses. En tant que Chambre syndicale, nous intervenons pour l’intérêt de la profession, mais nous ne défendons pas les actes frauduleux, mais au contraire ceux qui respectent la loi. Le bureau exécutif est d’ailleurs déterminé à ne pas intervenir dans les dossiers ayant une relation avec la qualité des produits et notre marge de manœuvre dans ce genre de dossier est quasiment nulle.   

Nous avons, par ailleurs, tous les moyens nécessaires pour contrôler les stations-services y compris des mécanismes installés dans les stations elles-mêmes. Tout gérant, par exemple, doit avoir un cahier paraphé du ministère du Commerce où il doit impérativement inscrire toutes les données concernant la qualité et la quantité de ses produits. Tout manque enregistré donc au niveau d’un produit contre un excédent par un autre s’explique par des pratiques frauduleuses qui consiste à mélanger deux produits n’ayant pas la même valeur. En recoupant le stock, nous pouvons démasquer si le gérant a éventuellement versé un produit moins cher dans un produit plus cher ou pas. En outre, les sociétés de distribution, elles-mêmes, ont le droit de contrôler le stock. Quant au contrôle de la présence d’eau dans les citernes, la pâte détectrice d’eau peut révéler s’il existe une infiltration d’eau ou non.


La contrebande des produits pétroliers continue-t-elle de peser sur votre activité ?

La vente des carburants provenant de la contrebande n’est pas une histoire nouvelle. Si ce fléau s’est développé de façon exponentielle, c’est parce que l’Etat n’a rien fait dans cette affaire. Il y a des périodes où il a diminué mais non pas parce que l’Etat a pris des mesures répressives contre ce phénomène mais plutôt parce que nos voisins algériens et libyens ont agi de façon à ce que leurs produits ne sortent pas de leurs pays. Malheureusement, il y a un laxisme de l’Etat par rapport à ce dossier alors qu’il aurait dû réagir uniquement par souci sécuritaire et environnemental, sans parler même des pertes financières colossales qui lui sont causées. En réalité, il n’y a eu aucune action rigoureuse pour l’empêcher.

Où en êtes-vous de la digitalisation de votre activité et de l’utilisation des cartes carburant ?     

La politique générale va vers le paiement électronique par carte. Nous sommes dans une approche continue d’amélioration de nos serveurs, en remplaçant, par exemple, les TPE par les PAX et la connexion ordinaire par la connexion data. Nous sommes en train d’évoluer mais nous ne pouvons pas réussir à 100% dès le début. Par le passé, les transactions ne passaient pas toujours d’une manière fluide. L’opération est devenue maintenant plus souple et plus rapide.

Nous n’avons même pas besoin désormais d’utiliser les cartes, il suffit de scanner les autocollants et passer les transactions. Et je pense que cela se perfectionnera encore plus dans les années à venir. Il faut être patient car le paiement par carte est en train d’évoluer à grande vitesse et chaque société essaie de corriger et de réviser son système. Pour le rechargement de sa carte, le consommateur n’est plus obligé d’aller au siège de la compagnie pétrolière. A partir de n’importe quelle station, il pourra recharger sa carte ou faire un virement pour l’alimenter.


Que représente l’achat via cartes par rapport au volume global des ventes ?

Cela dépend de la station. Là où il y a beaucoup de flottes, les transactions via cartes peuvent atteindre jusqu’à 20% de leur chiffre d’affaires. D’autres stations où il y a moins de flottes et plus de particuliers, le pourcentage est beaucoup moins important.

Quel regard portez-vous sur la transition énergétique et la nouvelle orientation vers l’électrique ?

Il faut dire d’abord que cette transition énergétique est en quelque sorte obligatoire. Dans les années qui viennent, tout le monde y adhèrera parce que nous avons un déficit monstre dans la balance commerciale énergétique, particulièrement avec le glissement du dinar. Mais pour que je sois clair, le nombre de voitures électriques qui circulent en Tunisie est encore insignifiant. Pour cette raison, je ne me fais pas de soucis actuellement par rapport à cette question. De plus, il nous faudra encore des avantages supplémentaires permettant de rendre le prix de la voiture électrique plus attractif. A moins que le nombre de voitures électriques importées en Tunisie par an atteigne 10.000 unités, nous n’avons pas besoin de bornes de recharge dans l’immédiat. Si j’avais le choix entre l’installation d’une borne de recharge électrique ou ajouter une autre pompe à essence, je choisirais la deuxième proposition.

En tout cas, toute nouvelle orientation devrait être accompagnée par l’application au préalable de nouveaux process. En Europe, par exemple, ils ont décidé de quitter le diesel pour préparer le terrain de l’électrique. En Tunisie, nous ne parvenons pas, jusqu’à maintenant, à arrêter le diesel et il n’y a aucune vision dans ce sens. Le diesel est souvent le premier choix pour le transport de biens et de personnes, et celui-ci ne peut pas cohabiter avec l’électrique.

Comment voyez-vous les perspectives de développement de votre activité et de votre profession ?      

Nous sommes en train de patauger car tout le secteur nécessite d’être réformé. Nous avons commencé à débattre des réformes structurelles pour tout le secteur depuis 2019. Elles concernent les marges bénéficiaires car nous ne pouvons pas continuer de la même manière. Il a été question également de la libéralisation de la vente des produits pétroliers. Mais rien n’a avancé. Nous sommes en train de gérer le quotidien et il n’y a aucun signe annonçant la volonté d’entamer les réformes. La situation est dans le flou. L’avenir commence à partir du présent. Mais celui-ci ne laisse pas entrevoir de bons horizons. Et si vous me dites que l’avenir sera meilleur, vous devez m’expliquer le quand et le comment pour savoir où allons-nous ? Comment pourront-ils trouver des solutions en l’absence de ministre de l’Industrie depuis 6 mois malgré l’énorme déficit énergétique ?

Etes-vous pour la libéralisation des prix du carburant en Tunisie ?

Ce n’est pas réellement une question d’être pour ou contre la libéralisation car je suis pour, simplement, un mécanisme permettant à la profession de voir mieux son présent et son avenir. Notre marge bénéficiaire ne doit pas être variable ou impactée par les augmentations des salaires, l’inflation, etc., étant donné qu’une marge fixe donne de la visibilité sur un exercice. Ce n’est pas raisonnable que la marge diminue parce que le prix à la pompe a changé. La variation n’apporte pas de sécurité financière et de visibilité au gérant. La libéralisation des prix ne permet pas réellement une variation importante mais plutôt tolérée. Mais jusqu’à maintenant, rien n’a été fait dans ce sens.