« Comment minimiser le coût du matériel roulant pour pouvoir renouer avec l’investissement ? » se demande Jabeur Ben Attouch face à la crise du parc roulant qui touche les agences de voyages. Interview.

Le constat est édifiant : d’une part, il y a une nécessité absolue de relancer le secteur touristique après deux années de crise Covid qui ont fait des ravages économiques et sociaux et, d’autre part, les opérateurs du secteur se plaignent de ne pas disposer du nombre de véhicules suffisant au transport des touristes pour leurs transferts et les excursions.

Un dilemme qui pousse les agences de voyages à demander la mise en place d’un procédé ultime qui est celui de l’importation de véhicules d’occasion pour une période limitée, le temps de reconstituer leur parc, principalement dans cette zone économiquement sinistrée qu’est le sud-ouest.

A l’orée d’une nouvelle saison touristique, vous lancez un cri d’alarme du fait que vous n’avez même pas le matériel nécessaire pour transporter les touristes. Pourquoi la situation a-t-elle atteint un tel niveau ?
Nos principaux problèmes résident tout d’abord dans le coût de certaines marques de bus à l’achat, leur qualité qui est déplorable et le service après-vente. Je dispose de preuves attestant ce que j’avance. A titre d’exemple : un cas de bus en montage local dont le pare-brise est tombé dès le premier voyage effectué. Le deuxième point concerne le coût de ces équipements. Un bus aujourd’hui, acheté en leasing, nous revient à plus de 600.000 dinars !

Il y a une domination du matériel roulant de certaines marques par rapport aux véhicules des pays émergeants qui coûteraient moitié moins cher que ce qui nous est proposé actuellement sur le marché. De plus, les crises successives ont obligé les agents de voyages à trouver de nouvelles alternatives pour minimiser leurs pertes en exploitant leur matériel pour le transport du personnel des sociétés ; certains véhicules ne seront malheureusement pas exploités par manque de maintenance pour des raisons financières.

Qu’est-ce qui a changé dans la relation avec les fournisseurs de bus par exemple ?

La relation n’a pas changé mais il faudra toutefois l’améliorer pour arriver à trouver les solutions adéquates aux problèmes, surtout que la reprise dans les conditions actuelles nécessite un effort de tous les intervenants (concessionnaires, établissements financiers…) afin de réduire les coûts et satisfaire les besoins des agences de voyages qui sont de plus en plus réticentes par rapport à l’investissement et préfèrent avoir recours à de la location auprès de leurs confrères ou de sociétés de transport public pour les périodes de haute saison. Encore une fois, cela est dû au coût de l’achat qui est énorme et à celui du leasing qui atteint jusqu’à 14 et 15% et peut aller jusqu’à 17% !

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 » Le coût kilométrique très élevé que nous avons, il s’explique par des transferts faibles à vide durant deux ans avec une augmentation massive du gasoil. »

A ce titre, il est à noter que la situation de crise a poussé certains fournisseurs à demander des paiements cash en remplacement de la ligne de crédit. Il faudra peut-être penser à l’achat groupé pour mettre la pression sur les vendeurs de pièces de rechange.

 
La durée d’amortissement des véhicules n’est donc plus possible même sur le long terme ?
Oui, il est vrai qu’il est impossible d’amortir le matériel roulant sur 10 ans. Un projet a été proposé par l’administration pour limiter la durée d’exploitation d’un véhicule touristique à 10 ans, chose que nous ne pouvons pas accepter du fait que les agences de voyages veillent toujours à garder leur matériel dans un bon état et que les tours opérateurs et partenaires exigent dans leur relation des conditions strictes par rapport à la qualité du matériel roulant exploitable.

Nous estimons que la loi du marché est capable d’éliminer le matériel roulant vieillissant de la circulation.
Le coût d’achat du matériel est très élevé et l’amortissement ne peut pas se faire qu’après une longue durée et c’est pourquoi la durée d’exploitation du matériel roulant doit rester illimitée avec un contrôle technique tous les 6 mois à partir d’un certain âge.

Une agence qui a besoin de 10 bus pour accompagner la reprise du tourisme ne peut pas injecter 6 millions de dinars

Quelle est, concrètement, la demande des agences de voyages en matière de transport touristique ?
Nous voulons tout d’abord avoir le libre choix des modèles et d’origines différentes pour pouvoir baisser les prix et avoir une meilleure qualité des véhicules et améliorer le service après-vente des concessionnaires locaux. Les taux de crédits leasing doivent aussi baisser pour encourager l’achat du matériel roulant.

Comment envisager une baisse des prix si les coûts de montage et les pièces à l’achat ont eux-mêmes connu une flambée des prix ces dernières années ?
Le secteur du tourisme, qui représente de 11 à 14 % du PIB et 20 % des recettes en devises, et après deux années de crise Covid et 10 ans d’instabilité politique, nécessite une intervention de l’Etat pour baisser les prix pour encourager les agences de voyages à investir dans l’achat de matériel et retrouver la confiance.

C’est justement là où l’Etat doit trouver une solution. Une agence qui a besoin de 10 bus pour accompagner la reprise du tourisme ne peut pas injecter 6 millions de dinars, ça va bientôt devenir aussi cher que l’investissement dans l’hôtellerie. Accorder une subvention sur le gasoil est aussi une piste proposée.

Une idée avait été émise il y a quelques années consistant à créer une société de transport commune avec les agences de voyages actionnaires pour une optimisation dans la gestion de leur flotte qui permettrait de réduire les risques et un partage des coûts. Pourquoi cela ne s’est pas concrétisé ?
L’idée de projet a été rejetée par la plupart des agences de voyages. Le secteur est dominé par des PME souvent familiales et non pas par de grandes sociétés anonymes (à quelques très rares exceptions). Ces PME sont frileuses et sont restées sur des méthodes de gestion traditionnelle. Par contre, il serait souhaitable de mettre en place une plateforme permettant de remplir les places vides de ceux qui opèrent.

A titre d’exemple : si l’agence a un transfert vers l’aéroport et que son bus dispose de 15 places vides et qu’un concurrent a juste 5 clients à transférer, il est possible de trouver un compromis dans le cadre d’un partenariat stratégique.

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« Le tourisme, dans les régions du sud-ouest, ne motive plus les investisseurs. »

A part les bus, qu’en est-il des 4X4 ?
La zone du sud-ouest a connu depuis l’année 2011 des restrictions et a été déclarée rouge et donc sinistrée pendant plusieurs années, chose qui a impacté l’activité locale et donc l’investissement en matière de parc roulant ; nous avons même enregistré la fermeture de nombreuses agences de voyages dans la région. Plusieurs autres de voyages se sont retrouvées dans la situation devoir céder leur matériel roulant ; c’est ce qui explique le manque de 4X4 dans la région et même le matériel existant est assez vieux. En deuxième lieu, les agences de la région refusent d’acheter des 4X4 et d’investir dans le transport saharien à cause des coûts exorbitants. L’équation est quelquefois surprenante : un investisseur dans le sud vous dira qu’au lieu d’acheter des véhicules tout-terrains pour un montant de 2 MD, il préfère planter une forêt de palmiers dattiers ou aller bâtir un immeuble qui rapporte de l’argent.

La zone du sud-ouest a été déclarée sinistrée pendant plusieurs années, chose qui a impacté l’investissement en matière de parc roulant

Pourtant, les ventes de 4X4 se poursuivent si l’on en croit les chiffres de l’ATTT et qui plus est avec les avantages fiscaux qui profitent aux agences. Expliquez-nous ce paradoxe.
Quand je parle de 4X4, ce sont ceux dédiés à l’activité touristique exclusive dans les régions touristiques. Car oui, il y a une autre réalité : il y a des intrus qui créent des agences de voyages pour pouvoir s’offrir un véhicule à usage purement personnel avec privilège fiscal. D’où la nécessité de réviser le cahier des charges qui régit l’activité. La FTAV demande cette révision depuis septembre 2018 afin de protéger justement l’activité et le secteur des intrus de toutes sortes de dépassements que nous avons toujours dénoncés bien évidemment.

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Pourtant, le régime dit « RS » des voitures des agences de voyages empêche quiconque autre que les chauffeurs agréés de conduire un véhicule touristique acheté avec privilège fiscal.

L’activité de l’agent de voyages est basée sur la flexibilité et la rapidité dans l’exécution de ses services ; de ce fait, les mesures dictées par la loi de finances régissant le régime d’octroi des privilèges freine l’activité du fait que seulement les chauffeurs agréés sont en mesure de conduire les 4X4 alors que certains gérants et agents de voyages travaillent en même temps en tant que chauffeurs, surtout dans les zones touristiques.

La FTAV comprend parfaitement l’inquiétude de l’administration et des autorités de l’abus de certains dans l’usage de ces avantages ; toutefois, la FTAV n’admet pas que ces dépassements individuels et minoritaires engendrent une punition générale. Le principe de l’avantage fiscal étant d’inciter à l’investissement dans le transport touristique pour assurer un développement équitable réparti dans les différentes zones touristiques. Ceci étant et compte-tenu de la conjoncture actuelle, il est temps d’améliorer le système d’incitation à l’investissement dans les régions concernées par le biais de l’avantage fiscal, surtout avec la reprise de l’activité touristique en général et saharienne en particulier.

La démarche d’importation de véhicules d’occasion peut être confiée aux concessionnaires automobiles officiels

On a entendu la FTAV demander d’importer des véhicules d’occasion pour palier au déficit existant. Qu’est-ce qui justifie ce raisonnement ?
L’idée consiste à permettre aux agences de voyages de reconstituer leur parc de toute urgence à des prix plus abordables sur une période limitée qui peut être d’une ou deux années, le temps d’assurer la reprise du tourisme. Cette démarche donnera la possibilité aux agences de renflouer leurs caisses et de se remettre sur pied, ce qui leur permettra ensuite de pouvoir acquérir des véhicules neufs au prix du marché. Mais actuellement, on ne peut pas acheter un 4X4 à 200.000 DT. Le plus important est de rétablir l’investissement dans les régions du sud. Cependant, les agences de voyages ne peuvent pas avancer, et tant qu’elles sont endettées et qu’elles n’ont pas confiance en l’avenir, elles n’oseront pas investir dans le secteur.

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« Il ne s’agit pas d’acheter n’importe quoi mais sur la base d’un cahier de charges clairement établi comme par exemple la limitation à 5 ans de l’âge du véhicule d’occasion importé ».

Est-ce que vous demandez d’acheter des véhicules d’occasion parce que vous êtes réellement dos au mur ou s’agit-il juste d’une menace pour faire bouger les choses ?
Il est vrai que la reconstitution du parc roulant est une priorité pour la FTAV tout comme pour l’administration. Il y a déjà quelques années qu’une commission mixte composée des ministères du Tourisme, du Transport, du Commerce et de l’Industrie a été créée afin de mettre en place un cahier des charges pour l’acquisition de matériel d’occasion. L’ancien ministre du Tourisme, René Trabelsi a soutenu ce processus et a réussi à mettre en place cette commission qui ne s’est malheureusement pas réunie depuis sa création. Il ne s’agit pas d’acheter n’importe quoi mais sur la base d’un cahier de charges clairement établi comme par exemple la limitation à 5 ans de l’âge du véhicule d’occasion importé.

De plus, si on s’engage sur un volume important, le prix sera sans aucun doute attractif. Et cette démarche d’importation peut être confiée aux concessionnaires automobiles officiels, nous n’avons pas de conflit avec eux et ne voyons aucun inconvénient à ce qu’ils perçoivent leur marge, ce qui est légitime. D’un parc de 700 4X4 entre Douz et Tozeur, nous n’avons plus que 70 ou 75 voitures. Ce n’est pas avec ce nombre que nous allons relancer le tourisme saharien.

La durée d’exploitation du matériel roulant doit rester illimitée

Pourtant, l’Etat est le premier à vouloir rétablir le tourisme saharien en premier lieu pour des raisons sociales dans la région du Djérid. Théoriquement, vous avez le soutien des autorités, pourquoi aucun mécanisme n’a été mis en place ?
Je suis parfaitement d’accord que l’Etat cherche à rétablir le tourisme dans la région, mais cela nécessite une vision macroéconomique et des projets qui seront capables d’y relancer le tourisme. Actuellement, je dois admettre que lors des commissions d’octroi des avantages fiscaux avec le ministère du Tourisme et celui des Finances, le traitement des demandes des agences de la région du sud-ouest se fait avec beaucoup plus de souplesse en tenant compte de la situation particulière de la région. La finalité n’est pas juste de ramener des clients mais créer une valeur ajoutée qui se répercute dans le développement régional pour pouvoir ramener des clients.

C’est une vision future qui est nécessaire au retour de la confiance des investisseurs. On ne peut pas acheter un 4X4 à 200.000 DT pour ensuite le louer à un prix dérisoire la journée d’excursion car nous sommes une région mal vendue ; ce qui explique la vente à des prix bas pour ne pas perdre nos clients. Ce n’est pas la construction d’un hôtel de très haut standing qui résout la problématique du tourisme saharien. J’ai proposé au ministre du Tourisme quelques idées afin d’encourager l’investissement dans le parc roulant.

Par exemple, tout investisseur s’engageant dans l’achat d’un certain nombre de véhicules 4X4 pourra posséder un véhicule pour son usage administratif avec les exonérations existantes, ce qui peut les encourager autrement et limiter l’usage abusif de l’avantage. Il faut aussi trouver des mécanismes de financement sans ou avec un taux d’intérêt réduit. Les tour-opérateurs peuvent également apporter leur soutien financier de la même manière qu’ils le font avec les établissements hôteliers quand ils donnent des avances saisonnières à leurs partenaires pour garantir leurs allottements.

Donc, en définitive, nous souhaiterions que l’Etat pose des jalons clairs, par exemple travailler sur un objectif annuel d’un million de touristes dans le sud-ouest. Le tourisme ne reviendra qu’avec des objectifs et une vision claire afin d’inciter les investisseurs à renouer avec le secteur dans la région. Sans objectif et sans vision, le tourisme ne reviendra pas. Quand l’Etat tunisien a donné des avantages aux investisseurs touristiques dans les années 70, il savait que ces avantages, il les récupérerait plus tard et y trouverait son compte.